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La Guerre globale contre les peuples : mécanique impériale de l’ordre sécuritaire, de Mathieu Rigouste

La Guerre globale contre les peuples : mécanique impériale de l’ordre sécuritaire, de Mathieu Rigouste
La fabrique, 2025, 304 p., 17 €

 

 

C’est un livre passionnant que nous livre Mathieu Rigouste avec La guerre globale contre les peuples. Chercheur en sciences sociales, il avait déjà publié divers ouvrages sur les mécaniques sécuritaires et les violences policières, comme L’Ennemi intérieur : la généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine.

Dans son dernier ouvrage, Mathieu Rigouste essaie de se livrer à une histoire globale des mécanismes de domination de la classe capitaliste depuis l’avènement de ce régime de production, à l’aurore des XVIe et XVIIe siècles. Comme l’auteur l’écrit : « La guerre contre les peuples n’est pas apparue avec le capitalisme : celui-ci s’en est saisi et l’a mise au centre de son déploiement. »

Mathieu Rigouste montre comment, depuis la période coloniale et la traite négrière, les métropoles capitalistes ont importé sur leurs propres territoires les expériences de violence issues de guerres de conquête, pour les utiliser contre leur propre peuple, avant tout leurs classes ouvrières qui, au XIXe siècle, commencent à affirmer leur indépendance politique et à combattre pour leur émancipation. Cette dynamique est d’ailleurs à double sens : l’auteur montre bien comment la répression de juin 1848 et celle de la Commune de Paris en 1871 ont également joué un rôle fondateur dans cette mise en place de ce qu’il appelle un « ordre sécuritaire global » et un « continuum impérial ».

Mathieu Rigouste fait ainsi l’archéologie de la « doctrine de la guerre révolutionnaire » (DGR) et des techniques militaires dites de « contre-insurrection », dans lesquelles l’armée française a joué dès le départ un rôle central, que ce soit en Algérie au moment de la conquête ou lors des guerres de libération nationale, à Madagascar, en Indochine… C’est encore l’armée française, aux côtés de la CIA, qu’on retrouve enseignant ces techniques de « contre-insurrection » aux différentes dictatures militaires d’Amérique du Sud dans les années 1960-1970.

Pour l’auteur, les années 1970-1980 sont celles de la « contre-insurrection néolibérale » et de la « globalisation sécuritaire ». En réponse aux différents mouvements sociaux ayant secoué les métropoles capitalistes, notamment la lutte des Noirs aux États-Unis, les différents États développent des unités de police destinées à lutter contre les « violences urbaines » : unités Swat aux États-Unis, brigade anti-criminalité (BAC) en France…, qui puisent toutes dans les techniques militaires utilisées par les armées impérialistes sur les théâtres d’opération dans les pays coloniaux.

Les années 1990-2000 sont celles de la « guerre contre le terrorisme », ce que Mathieu Rigouste appelle « l’âge sécuritaire de l’impérialisme », qui atteint son point culminant après 2001 et les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak. L’auteur montre d’ailleurs comment l’État colonial israélien a joué un rôle central dans le développement de nouvelles techniques de « contre-insurrection ». La bande de Gaza, soumise à un blocus depuis 2008, entourée de différents murs militaires, quadrillée par cartographie de satellites, avions et drones, constitue ainsi un véritable laboratoire. La collaboration avec le gouvernement Modi a permis à ce dernier d’importer cette technique en Inde, où des villages entiers sont des « mini-Gaza » entourés par l’armée et soumis à un contrôle total.

L’auteur n’oublie pas de montrer comment ces dynamiques peuvent être souvent contradictoires : ainsi, la Chine ou encore le régime iranien utilisent ces techniques de « contre-insurrection », mais s’en sont aussi servis pour se développer et s’imposer sur les marchés régionaux ou sur le marché mondial. L’auteur montre comment cet « âge sécuritaire de l’impérialisme » a généré un marché international des technologies de contrôle et de répression. Le déclenchement de conflits ouverts est d’ailleurs aussi nécessaire pour le système capitaliste dans cette dynamique : on voit ainsi comment la guerre en Ukraine, et plus récemment la guerre génocidaire menée par Israël contre les Palestiniens et plus globalement à l’échelle de tout le Moyen-Orient, servent aussi de « showrooms » pour les dernières technologies militaires et policières.

L’ouvrage évidemment invite au débat. Ainsi, on peut s’interroger sur le terme de « néo-fascisation » utilisé par l’auteur pour désigner ces dynamiques sécuritaires. Mais c’est surtout sur les conclusions politiques pratiques que le débat est le plus important. L’auteur, qui appartient à la tradition anarchiste autonome, conclut son ouvrage ainsi : « Gouverner revient nécessairement à prendre le pouvoir sur des groupes sociaux, à reconduire des appareils de gestion et des rapports de domination, c’est-à-dire à refermer un processus révolutionnaire. » Pour lui, il ne s’agit pas de détruire l’État bourgeois et de lui substituer une forme de pouvoir ouvrier, il s’agit de « construire l’autodéfense populaire ». Une perspective qui paraît bien maigre alors que l’auteur vient de passer près de 300 pages à analyser les mécanismes de domination de l’État bourgeois…

Aurélien Pérenna

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